Susan M. Reverby, Ph. D., est professeure émérite McLean d’histoire des idées et professeure émérite d’études féministes et d’études de genre au Wellesley College, au Massachusetts. On doit à cette historienne de la médecine, des sciences infirmières, de la santé publique, des races, des classes et des genres aux États-Unis l’édition, la coédition et la publication de sept ouvrages, dont le primé Examining Tuskegee: The Infamous Research Study and its Legacy, paru en 2009. « Recyclée mais non retraitée », elle est actuellement fellow au Charles Warren Center de l’Université Harvard et prépare un ouvrage sur un réputé médecin et activiste de la lutte contre le VIH/sida qui a été détenu près de dix ans pour ses actions et ses convictions.
La Pre Reverby prononcera la Conférence Osler 2017 intitulée « Infamous Medical Research: Bad Guys, Duped Victims, or Something Else? », qui s’appuie sur deux des pires exemples de l’histoire de la recherche médicale aux États-Unis qu’elle a exposés dans ses écrits. La conférence aura lieu le 1er novembre, de 18 h à 19 h, à l’Amphithéâtre Charles F. Martin du Pavillon McIntyre des sciences médicales.
En amont de sa conférence, elle a accepté de répondre à quelques questions concernant les études médicales les plus controversées de l’histoire des États-Unis.
Comment avez-vous découvert que des chercheurs états-uniens de la fin des années 1940 avaient délibérément infecté 1500 Guatémaltèques – en grande partie des soldats, des patients psychiatriques, des prisonniers et des pauvres – en leur inoculant la syphilis et la gonorrhée, à leur insu et sans leur consentement?
Je me trouvais aux archives de l’Université de Pittsburgh, où je consultais les documents du Surgeon General des États-Unis, Thomas Parran, pour mon projet à propos de l’étude sur la syphilis menée à Tuskegee. L’archiviste m’a mentionné l’existence de documents concernant John Cutler, un médecin qui était mêlé à l’étude de Tuskegee. J’ai regardé l’instrument de recherche, qui explique le contenu des boîtes, et n’ai pas vu grand-chose se rapportant à Tuskegee. Mais j’ai tout de même demandé à voir les documents. À défaut d’y trouver du matériel sur Tuskegee, j’ai découvert des milliers de pages sur l’étude menée au Guatemala. Pendant plus d’une décennie, je n’avais cessé d’expliquer que personne n’avait été infecté par la syphilis à Tuskegee. Voilà qu’il y avait Cutler, une étude sur la syphilis, et l’infection d’un autre groupe de personnes non seulement par inoculation de la syphilis, mais aussi de la gonorrhée et du chancre mou. Tout était là sous mes yeux. J’ai poursuivi ma lecture…
Dans l’étude menée à Tuskegee (1932-1972), près de 400 hommes afro-américains atteints de syphilis latente tardive et près de 200 sujets témoins sains ont été suivis par des médecins et des infirmières du service de santé publique des États-Unis et du Tuskegee Institute, mais ne devaient pas recevoir de traitement contre la syphilis. L’étude n’a jamais été dissimulée et 15 articles ont paru dans des revues décrivant la plupart des hommes comme des « volontaires ». Scandalisé, un chercheur spécialiste des maladies transmises sexuellement (MTS) a parlé de l’étude à une amie reporter, après avoir échoué à convaincre les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies des États-Unis (CDC), qui réalisaient l’étude, d’y mettre fin. Elle en a informé ses patrons qui ont confié la couverture à un reporter plus chevronné. L’article a paru en juillet 1972 et l’affaire a éclaté : attention du Congrès, enquête fédérale, poursuites judiciaires, et, à terme, compensation versée aux familles et nouvelle réglementation.
Contrairement à l’étude de Tuskegee, les documents concernant le Guatemala n’ont jamais été publiés et sont restés secrets. Je soupçonne, d’après ce que j’ai entendu, que des rumeurs à ce sujet circulaient dans la division des MTS aux CDC, mais rien n’a été publié, même dans l’article de synthèse approfondi paru au début des années 1950 sur l’inoculation de la syphilis aux fins de recherche. Il ressort des lettres dans les archives de Cutler que ses supérieurs au service de santé publique des États-Unis étaient conscients des problèmes éthiques et ont passé le tout sous silence. Je soupçonne aussi que les travaux scientifiques n’ont pas été menés selon les règles et que, dès lors, il aurait été difficile d’en présenter les résultats. Je n’ai jamais rien vu à ce sujet dans les archives des CDC sur cette période qui sont conservées aux bureaux des Southeast Regional National Archives à l’extérieur d’Atlanta. J’en ai pris conscience seulement parce que le Dr Cutler avait conservé tous les documents et les avait donnés aux archives de sa ville de résidence, Pittsburgh, où il avait enseigné à l’école de santé publique.
L’éthicien médical états-unien Jay Katz a jadis qualifié le Code de Nuremberg de « code pour les barbares ». De la même façon, lorsqu’on a demandé à l’un des responsables de l’étude à Tuskegee pourquoi le code de Nuremberg ne leur avait pas donné à réfléchir à Tuskegee, il a répondu avec colère « que ces gens étaient des nazis ». Ainsi, une des justifications avancées pour les études du passé est de considérer ceux qui les ont réalisées comme des monstres d’un autre temps. Nous devons comprendre pourquoi Cutler et ceux qui l’appuyaient estimaient avoir le droit de mener ce genre de recherche, et pourquoi, dans la « guerre contre la syphilis », ils se voyaient comme les généraux menant la charge et commandant aux « soldats/participants involontaires » de participer à la recherche. Il est fréquent que la recherche de pointe soit menée par des personnes qui enfreignent quelques règles, ou qui pensent bien agir. Il arrive souvent que les patients/participants ne comprennent pas qu’un essai clinique (nos nouveaux termes) est en fait une expérience médicale. Si nous envisageons des gens comme Cutler et leurs collaborateurs comme des monstres, nous ne retirons aucun enseignement du passé. Si nous arrivons à comprendre comment ils sont les produits de la pensée scientifique/raciste et du rôle des médecins/chercheurs de l’époque, nous pourrons alors songer à ce que nous ferions ou penserions en pareilles circonstances de nos jours.
Au vu de la donne politique actuelle aux États-Unis, je ne prétendrais jamais qu’il n’existe pas des individus malfaisants dans le monde. Bien entendu, il existe de mauvais médecins, et même des êtres malfaisants dans un sens très biblique. Cela dit, Cutler et ceux qui l’appuyaient estimaient qu’ils menaient de la recherche vraiment cruciale sur un problème médical très important de l’époque. Ce sont la structure de la recherche médicale, les convictions racistes au sujet des différences entre humains, ainsi que le pouvoir accordé au médecin/chercheur qui ont rendu possibles les études au Guatemala et à Tuskegee. Lorsque la nouvelle concernant les études au Guatemala a éclaté au grand jour, j’ai été étonnée de savoir qu’un médecin d’Égypte très porté sur l’éthique avait dit à l’un de mes collègues, « Oh non, pas notre Dr Cutler ». C’est parce qu’il avait collaboré avec Cutler sur d’importants enjeux de santé sexuelle et l’avait toujours considéré comme progressiste. Ma mission en tant qu’historienne, en tant que narratrice de ce récit, est de nous aider tous à voir pourquoi il est impossible de conclure que Cutler est un véritable méchant, un monstre isolé sur une île. Il est/était à notre image à tous. Voilà à quoi nous devons faire face.
Le 19 octobre 2017