Corina Nagy, Ph. D, est professeure adjointe au Département de psychiatrie de l’Université McGill et membre du Groupe McGill d’études sur le suicide. Elle nous parle de l’utilité de la génomique unicellulaire pour l’étude des mécanismes sous-jacents de la dépression, mais aussi des écueils auxquels se bute la recherche.

 

Parlez-nous de vos travaux.

 

Mon laboratoire explore deux sphères de recherche complémentaires s’articulant autour d’un axe principal, à savoir la dépression et son lien avec le sexe. Ce dernier influe beaucoup, tant sur le tableau clinique que sur la prévalence de la dépression, et pourtant, c’est un facteur négligé depuis toujours. Même en tenant compte des variations liées à la déclaration des cas ou aux méthodes diagnostiques, on constate que les femmes sont, au bas mot, deux fois plus susceptibles de souffrir de dépression, et c’est vrai partout dans le monde. On dispose même de données moléculaires évoquant des différences au chapitre des mécanismes cérébraux. Par exemple, les hommes répondent mieux aux antidépresseurs tricycliques et les femmes, aux inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine (ISRS). Je me suis donc demandé comment ces voies moléculaires différentes pouvaient conduire à un même phénotype, soit la dépression. Pour déterminer si ces différences résultent de variations touchant la proportion des cellules ou la programmation génique, je me livre à des explorations unicellulaires.

 

L’autre volet de nos travaux a trait à la communication entre les systèmes nerveux central et périphérique. Je m’intéresse à l’exercice comme traitement d’appoint de la dépression, plus précisément au mécanisme par lequel il contribue tant à la prévention qu’à l’amélioration des symptômes. Mais ces travaux sont en marge des recherches que je mène au Centre Ludmer, alors je vais m’en tenir à mes explorations unicellulaires. Cela dit, la technologie va continuer d’évoluer et, un jour, ces deux sphères de recherche ne feront plus qu’une.

 

Votre principal matériau de recherche est-il le tissu humain?

 

Dans un cas comme dans l’autre, nous utilisons des tissus cérébraux provenant de l’humain et de l’animal. L’écart hommes-femmes dans la prévalence de la dépression se concrétise à la puberté seulement; or, l’obtention de tissus post-mortem chez des sujets de cet âge n’est pas chose simple. Les échantillons provenant d’animaux présentent un avantage, car, comme je travaille dans un mode pseudo-longitudinal, je dois étudier de nombreux échantillons prélevés à différents moments. Nous utilisons aussi un modèle murin dit « des quatre génotypes », qui nous permet de distinguer les effets des hormones de ceux des gènes. Cette distinction revêt de l’importance pendant la puberté, lorsque les poussées hormonales enclenchent la maturation sexuelle.

Quelle est l’utilité de la génomique unicellulaire dans l’étude de la dépression?

 

La cible thérapeutique est habituellement le système sérotoninergique. Or, nous savons que les antidépresseurs sont efficaces chez environ 50 % des gens et qu’une bonne proportion des patients sont réfractaires au traitement. Parmi les autres solutions médicamenteuses, on trouve la kétamine et la psilocybine, qui n’agissent pour ainsi dire pas sur les cibles sérotoninergiques classiques. Il y a donc lieu de penser que la sérotonine n’est pas seule en cause dans la dépression. Il peut y avoir une inflammation plus intense ou un déséquilibre excitation/inhibition. Selon toute vraisemblance, il n’existe pas d’élément précis auquel on peut attribuer la dépression. D’ailleurs, l’extrême variabilité des symptômes en témoigne : ces derniers peuvent, en effet, se situer aux deux extrémités d’un spectre, par exemple l’hypersomnie et l’insomnie.

Grâce aux sciences omiques unicellulaires, nous pourrons, à partir de certains types de cellules ou de certains changements dans des types de cellules, générer des cartes autoadaptatives ou recourir à d’autres approches guidées par les données pour déterminer l’influence des grappes de symptômes sur les cellules. Cette exploration à haute résolution nous permettra de mettre au point des interventions plus ciblées au lieu d’administrer des traitements qui ratissent large et agissent sur tous les neurones.

Jusqu’à maintenant, vos travaux ont-ils révélé des différences hommes-femmes dans l’expression des cellules?

 

Chez les femmes, nous avons capté un signal très fort en provenance de la microglie. Ce signal existe chez les hommes également, mais il est moins prononcé. Il est donc possible que la microglie puisse moduler certains symptômes chez la femme. Comme nous travaillons sur des tissus humains provenant de cadavres, nous parlons ici d’observations très corrélationnelles. Mais de nombreuses études ont montré que tôt dans le développement, les cellules microgliales, notamment, réagissaient fortement aux afflux d’hormones, et que leur composition tout comme leurs interactions avec d’autres types de cellules pouvaient changer. Or, si le sexe et ses particularités hormonales peuvent influer sur la microglie, peut-être avons-nous là un facteur de vulnérabilité chez la femme.

Si ces travaux ont été réalisés sur des tissus provenant de cadavres, on pourrait penser que les sujets souffraient d’une dépression très grave les ayant conduits au suicide. Dès lors, vos observations s’appliquent-elles à l’ensemble des troubles dépressifs?

 

Il est possible, en effet, que les observations faites dans le cerveau de personnes qui étaient dans un état dépressif très grave ne s’appliquent pas en présence de dépressions plus légères, ou de dépressions assorties d’une symptomatologie complètement différente, comme la dépression chez le sujet âgé, ou encore la dépression post-partum. En outre, nous utilisons des modèles animaux, mais une souris ne sera jamais en proie à une dépression dans son milieu naturel. Que l’on ait recours à des animaux ou à des tissus humains provenant de cadavres, les méthodes ont leurs limites, et c’est pourquoi il faut éviter de généraliser abusivement nos observations.

 

Qui plus est, les cerveaux versés dans la Banque de cerveaux Douglas Bell Canada (BCDBC) proviennent principalement de personnes blanches, autre frein à la généralisation. Nous avons parlé du sexe, mais le genre a, lui aussi, une influence appréciable sur l’issue biologique et physiologique. Ainsi, des études montrent que le genre a un effet sur les résultats du traitement et sur la déclaration des cas. C’est un élément que l’on ne consignait dans aucune des banques de cerveaux du monde, mais que nous devrons dorénavant inclure dans nos données. Idéalement, ce serait fait à grande échelle pour la prise en compte de divers phénotypes et des diverses phases de la dépression, d’une part, ainsi que de contextes plus diversifiés et du spectre complet de la dépression et de sa symptomatologie, d’autre part.

Quelle est l’incidence de la science ouverte sur vos travaux? Que vous apporte-t-elle, et comment y contribuez-vous?

 

Grâce à la science ouverte, toutes ces données sont en libre accès et tous les chercheurs et chercheuses peuvent les utiliser. De plus, la science ouverte nous oblige à nous assurer que nous avons tous analysé nos données de la même manière. La génomique unicellulaire existe depuis une dizaine d’années, mais elle en est encore à ses balbutiements. C’est tellement complexe et ça exige tellement d’analyses et de calculs; les méthodes évoluent au rythme de nos besoins. Nous devions d’abord produire les données et maintenant, nous devons uniformiser les méthodes d’analyse. Toutes nos données sont accessibles, comme celles de la plupart des chercheurs. Les outils d’analyse sont également en libre accès; ainsi, nous avons la certitude d’utiliser les mêmes techniques, les mêmes langages informatiques et la même terminologie. Lorsque nous collaborons avec d’autres banques de cerveaux, nous devons nous assurer que nos neuroanatomistes et les leurs traitent les tissus de la même manière. On doit absolument donner accès à tous les outils et à toutes les données produites pour assurer la validité et la reproductibilité des résultats. C’est exaltant de penser à ce qu’il sera possible de faire en réunissant, un jour, les données produites dans le monde entier. La palette des possibilités est infinie.

 

Comment vos constats pourraient-ils conduire au traitement personnalisé de la dépression?

 

Le mode d’action des traitements actuels n’est pas entièrement élucidé. Prenons les ISRS : nous savons qu’ils inhibent le recaptage de la sérotonine, mais ils ont également des effets en aval, non documentés, qui sont à l’origine de réactions indésirables. Quant aux antidépresseurs tricycliques, ils peuvent provoquer de la somnolence et des nausées, et stimuler l’appétit. Or, c’est souvent à cause des effets indésirables que le patient ne suit pas son traitement à la lettre. Donc, si nous disposons d’une molécule à la fois très ciblée et efficace, les chances que nous arrivions à traiter la maladie en provoquant très peu d’effets indésirables sont meilleures.

 

Nous pourrions également observer des corrélations entre certains changements touchant la transcription génétique dans un type de cellule donné et certaines symptomatologies, et trouver des molécules efficaces pour le traitement d’une manifestation donnée de la dépression. Au bout du compte, c’est à cela que nous espérons en arriver.

Quels seront les éléments les plus captivants dans vos travaux au cours des années à venir?

 

Je vous ai parlé du profilage pseudo-longitudinal pour le suivi des variations hormonales à des moments divers. Ce travail peut nous renseigner sur la dynamique de certaines cellules au fil du temps chez l’homme et chez la femme. En fait, nous pourrons déterminer les changements survenant dans la programmation de la cellule, et leurs effets sur le micro-environnement de la cellule. Par exemple, si la microglie subit des changements après la puberté chez la femme, on s’attendrait à ce que ces modifications influencent les cellules qu’elle entoure et avec lesquelles elle communique. Or, justement, la transcriptomique spatiale nous permet d’explorer le voisinage d’une cellule et d’en obtenir un portrait dynamique, plutôt que statique. C’est une entreprise fort ambitieuse : il y a tellement de types de cellules et tellement de régions cérébrales, et toutes sont importantes. Mais notre exploration se précise, et nous nous rapprochons peu à peu de certains moments charnières. Nous voulons préciser le dynamisme des changements pendant ces périodes, mais aussi connaître les schémas qui persistent jusqu’à l’âge adulte. Cette possibilité d’avoir une perspective dynamique plutôt qu’un simple portrait transversal d’une période donnée dans la vie d’un individu m’enthousiasme au plus haut point.