Dans une étude qui signale de potentielles perturbations de la reproduction et de la santé humaines, aujourd’hui comme pour les prochaines générations, des scientifiques de l’Université McGill, de l’Université de Pretoria et de l’Université Laval concluent que certains contaminants environnementaux, notamment le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), modifient l’épigénome des spermatozoïdes à des sites possiblement transmis à l’embryon. 

L’étude révèle que les pères exposés au DDT pourraient produire des spermatozoïdes porteurs de problèmes de santé pour leur descendance : des modifications épigénétiques ont été observées dans des gènes responsables de la fertilité, du développement embryonnaire, du développement cérébral et de la régulation hormonale. Ces altérations ont été mises en corrélation avec les taux élevés d’anomalies congénitales et de maladies (y compris des troubles métaboliques et neurodéveloppementaux) constatés dans les populations exposées au DDT, notamment celles du Nord canadien. 

S’il est généralement reconnu que les femmes doivent éviter d’être exposées aux contaminants environnementaux à cause de leur toxicité embryonnaire, peu de travaux de recherche ont exploré les effets d’une telle exposition sur l’épigénome des spermatozoïdes, jusqu’à la publication de l’article « The Association between Long-Term DDT or DDE Exposures and an Altered Sperm Epigenome—a Cross-Sectional Study of Greenlandic Inuit and South African VhaVenda Men » dans Environmental Health Perspectives le 31 janvier. 

Il y a près de vingt ans, une première étude sur modèle murin montrait que l’exposition à un perturbateur endocrinien altère les éléments héréditaires de l’information biochimique portée par les spermatozoïdes, c’est-à-dire leur épigénome. Cette altération cause des troubles de la fertilité et l’émergence de maladies touchant les générations ultérieures, non exposées. Dans les années qui ont suivi, on a versé des millions de dollars dans des études en modèle animal visant à mieux comprendre comment ces agents toxiques agissent sur l’épigénome pour produire des maladies dans la descendance. Ces études ont confirmé l’existence de ce qu’on appelle l’« hérédité épigénétique » ainsi que le fait que l’exposition à certains facteurs environnementaux altère l’épigénome des spermatozoïdes, une couche d’« information chimique » qui régule l’expression génétique pendant la production des gamètes mâles et le développement embryonnaire. Cette régulation comprend notamment la méthylation de l’ADN et les histones. Toutefois, on ne savait pas si une telle exposition avait les mêmes effets chez l’humain. 

« Nous avons observé une relation dose-effet entre certaines régions épigénétiques des spermatozoïdes et les niveaux de DDE (produit de dégradation du DDT) dans le sérum. C’est assez probant : plus l’exposition au DDE est forte, plus le taux d’anomalie de la chromatine ou de la méthylation de l’ADN est élevé dans les spermatozoïdes. », explique Ariane Lismer, Ph. D., autrice principale de l’article. Elle a mené cette étude dans le cadre de son programme de doctorat au Département de pharmacologie et de thérapeutique de l’Université McGill.  

« Nous avons également constaté l’enrichissement de certaines régions altérées dont on prédit qu’elles retiendront une partie de leurs marques épigénétiques au stade préimplantatoire. C’est pourquoi nous pensons que ces régions pourraient échapper à la reprogrammation épigénétique et jouer un rôle direct dans la régulation de l’expression génique dans l’embryon. Si des régions vulnérables au DDE sont altérées dans les spermatozoïdes puis transmises à l’embryon, un phénomène que j’ai montré chez la souris, elles pourraient avoir un impact direct sur celui-ci. », ajoute-t-elle. 

Professor Sarah Kimmins (4th from left) and the McGill research team

« Nos résultats montrent que les effets sur l’épigénome de l’exposition à des agents toxiques pourraient favoriser l’émergence de maladies à la génération suivante », affirme Sarah Kimmins, Ph. D., qui a supervisé l’étude en tant que professeure de pharmacologie et de thérapeutique à l’Université McGill et qui est aussi professeure au Département de pathologie et de biologie cellulaire de l’Université de Montréal. « C’est une grande avancée pour le domaine. Beaucoup d’études ont démontré que les agents toxiques agissent sur l’épigénome des spermatozoïdes animaux, mais pas autant chez l’humain. » 

« Depuis longtemps, nous reconnaissons instinctivement que l’environnement joue un rôle crucial dans la santé de l’enfant et le bien-être de la mère, qui le porte, l’allaite, etc. », ajoute Janice Bailey, Ph. D., co-autrice de l’article, ancienne professeure de sciences animales à l’Université Laval et maintenant directrice scientifique du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies. « On a tendance à penser que le rôle des pères se limite à la fécondation, mais on oublie que la moitié du génome et de l’épigénome des enfants vient d’eux. L’épigénome joue un rôle essentiel dans le bon développement de l’embryon. » 

L’étude, qui s’étend sur une dizaine d’années, explore l’effet du DDT sur l’épigénome des spermatozoïdes de Vendas (Afrique du Sud) et d’Inuits (Groenland). Malgré la Convention de Stockholm (sur les polluants organiques persistants), le gouvernement d’Afrique du Sud jouit d’une autorisation spéciale et utilise le DDT dans sa lutte contre le paludisme. D’après Tiaan de Jager, Ph. D., doyen de la Faculté des sciences de la santé et professeur en santé environnementale à la School of Health Systems and Public Health de l’Université de Pretoria, « L’utilisation ménagère du DDT pour l’élimination de vecteurs du paludisme est très controversée. Même si la plupart des provinces où la maladie est endémique utilisent maintenant d’autres agents chimiques, des produits à base de DDT continuent de circuler au besoin dans certaines zones. »  

Ces polluants peuvent se déplacer sur de grandes distances, de l’hémisphère sud à l’hémisphère nord, par « effet sauterelle » : ils s’évaporent en présence d’air chaud et retombent sur les régions froides par avec la pluie et la neige, s’introduisant ensuite dans la chaîne alimentaire de l’Arctique. À cause du réchauffement climatique, les populations humaines et animales seraient de plus en plus exposées au DDT. 

« Il est urgent de trouver et de mettre en place d’autres méthodes de lutte contre le paludisme, comme les vaccins et les pesticides sans DDT, car nous démontrons dans cette étude que la molécule pourrait laisser une marque sur la prochaine génération en plus de la nôtre », remarque la Pre Kimmins. 

L’Afrique du Sud est en bonne voie d’éradiquer le paludisme grâce à de nouvelles stratégies. « Je dis souvent que même si notre pays et d’autres dépendent toujours de l’utilisation du DDT, nous devons envisager des solutions moins risquées et faire preuve de créativité pour arriver à l’éradication, commente le Pr de Jager. La réalité, c’est que des personnes, en particulier les jeunes enfants et les femmes enceintes, meurent encore du paludisme. On ne peut pas se permettre de ne pas utiliser de pesticides dans les maisons des régions où la maladie est endémique, puisque le risque de contracter la maladie augmenterait. » 

« Le plus effrayant, c’est que le DDT est toujours là, s’inquiète Mme Bailey. Son effet est terrible. La molécule pourrait avoir des répercussions à long terme sur notre santé et notre développement, sans oublier que l’environnement lui-même affecte à la fois les hommes et les femmes. » 

L’étude porte principalement sur l’exposition au DDT, mais d’après la Pre Kimmins, on peut tout à fait s’imaginer que des perturbateurs endocriniens encore plus ubiquistes, comme ceux que l’on retrouve dans certains produits cosmétiques ou d’hygiène personnelle, peuvent avoir des effets similaires.