Par Gillian Woodford

Lorsqu’un pédiatre spécialisé en troubles métaboliques génétiques et un philanthrope issu d’une dynastie du secteur de l’épicerie ont fait équipe pour s’attaquer à deux problèmes de santé publique liés à l’alimentation, un lien durable s’est forgé. Le Dr Charles Scriver et Arnold Steinberg se sont associés pour la première fois dans le but de combattre le taux élevé de rachitisme parmi les enfants pauvres de Montréal en faisant ajouter de la vitamine D au lait en bouteille. Quelques années plus tard, ils ont fondé un centre de distribution pour les produits alimentaires essentiels aux enfants atteints de troubles métaboliques rares. Ces deux initiatives ont changé la vie de ces enfants à jamais.

 

Une question de famille

Dr Charles Scriver (Photo : Claudio Calligaris)

Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois quand le Dr Scriver a approché M. Steinberg, de la chaîne de supermarchés Steinberg et membre du conseil des gouverneurs de l’Institut de recherche de l’Hôpital de Montréal pour enfants, au sujet du problème de rachitisme. Le Dr Scriver venait d’y entreprendre une étude faisant appel à une nouvelle technique appelée chromatographie pour analyser les échantillons d’urine prélevés chez chaque enfant qui consultait à l’hôpital.

Dans les quelques années qui ont suivi, le Dr Scriver a remarqué une tendance : « Il y avait une augmentation des acides aminés dans les échantillons d’urine à certaines périodes de l’année, soit de la fin de l’hiver à la fin du printemps. Nous avons remarqué que cela se produisait chez les jeunes nourrissons et que cela disparaissait à mesure que l’enfant recevait des aliments contenant de la vitamine D », se rappelle-t-il. Les radiographies montraient que ces bébés étaient atteints de rachitisme; leurs os présentaient les malformations typiquement associées à cette maladie.

En approfondissant ses recherches, le Dr Scriver a découvert que les bébés atteints de rachitisme, généralement issus de familles pauvres, « étaient alimentés au lait de vache en bouteille », plutôt qu’à la préparation pour nourrissons enrichie de vitamine D, comme c’était le cas chez les familles plus aisées. Peu de temps avant, en 1965, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick avaient ajouté de la vitamine D à leur lait en bouteille et avaient constaté une diminution immédiate des cas de rachitisme.

Arnold Steinberg (Photo : William Lew)

Comprenant qu’il avait entre les mains un problème de santé publique touchant des milliers d’enfants québécois, le Dr Scriver est sorti de son laboratoire pour revendiquer l’ajout de vitamine D au lait en bouteille au Québec. Il s’est adressé à la Commission Castonguay en 1967 et, trois jours plus tard, il recevait un appel du ministère de la Santé. Dès 1969, on ajoutait de la vitamine D au lait en bouteille partout au Québec. « Mais je n’ai pas réussi à faire ajouter de la vitamine D au lait vendu à Montréal, dit le Dr Scriver. Que se passait-il donc à Montréal? Le PDG responsable de la commercialisation du lait affirmait : «Je ne vais pas contaminer mon lait si pur et sublime avec une substance huileuse comme la vitamine D.» »

Devant l’impasse, le Dr Scriver a décidé d’aller voir Arnold Steinberg. « Il m’a dit : «Je pense que j’ai une solution. Donnez-moi deux semaines et je vous donne des nouvelles à mon retour.» », relate le médecin. « Quand il est revenu, il a simplement dit : «Problème réglé». Je lui ai demandé ce qui s’était passé, et il m’a répondu : «Pas de vitamine D dans le lait, pas de contrat.» »

« Arnold avait cette faculté unique de résoudre les problèmes. Il savait comment le faire et le faisait avec élégance. Et je n’ai cessé de l’admirer depuis. »

Les gains en matière de santé publique ont été énormes : les cas de rachitisme au Québec sont passés d’un sur 200 à un sur 20 000 pratiquement du jour au lendemain.

 

Des cas singuliers

La même année, en 1969, le Dr Scriver et un groupe de généticiens médicaux ont créé le Réseau de médecine génétique du Québec, une initiative pionnière visant à dépister les maladies congénitales chez les nouveau-nés. Le Dr Scriver s’était spécialisé dans les erreurs innées du métabolisme, une sous-catégorie de maladies génétiques. « Quand j’ai commencé à McGill, il était généralement convenu que les maladies génétiques étaient un peu comme une collection de timbres rares. Des cas singuliers qui ne valent pas la peine qu’on s’y attarde parce qu’on n’y peut rien. »

Le Dr Scriver et ses collègues ont rejeté cette approche et, en étudiant de près des patients atteints d’erreurs innées du métabolisme reconnues, ils ont commencé à dégager les causes de ces troubles. « Nous avons démontré que le fait de modifier l’environnement et l’expérience nutritionnelle, et d’ajouter le bon composé chimique à leur alimentation, permettait à ces enfants de grandir sans leur maladie. Elle pouvait donc être traitée. On ne pouvait peut-être pas la guérir, mais on pouvait la traiter », explique le Dr Scriver.

Pendant ce temps, le nouveau programme de dépistage révélait un nombre grandissant de cas, mais les formules nutritionnelles nécessaires pour les traiter étaient difficiles à obtenir au Canada. « Nous avons mis au point une ressource nationale rendant possible l’approvisionnement en produits alimentaires spéciaux, l’importation au pays de ces produits et leur distribution sécuritaire aux familles touchées », raconte le Dr Scriver. « Comment avons-nous mis au point cette ressource? Nous avons consulté Arnold Steinberg. Nous lui avons dit : «Vous êtes très bon en marketing et pour organiser toutes vos activités. Pourriez-vous héberger le programme de traitement des maladies génétiques que nous souhaitons établir au Canada?» Il a dit oui. »

Steinberg a offert des conseils, des fonds et des locaux pour le Centre national de distribution d’aliments (CNDA) et en est devenu le président fondateur en 1974. Un groupe d’experts venus des quatre coins du pays a convenu de faire du CNDA l’unique distributeur autorisé de ces produits et de limiter le nombre de spécialistes autorisés à les prescrire afin de convaincre le gouvernement de permettre leur importation à titre d’aliments (les considérer comme des médicaments aurait ajouté aux lourdeurs administratives). De plus, le CNDA permettait aux spécialistes du pays tout entier de partager leurs connaissances au sujet de ces maladies rares en maintenant une base de données des patients. Ce programme, basé à Longueuil, se poursuit à ce jour.

« Et voilà la deuxième expérience avec Arnold qui a changé du tout au tout la vie de nombreuses personnes », déclare le Dr Scriver.

 

Le 22 décembre 2017