De 18 h à 19 h le 1er novembre 2023, à l’amphithéâtre du Musée Redpath, Gordon Guyatt, M.D., professeur distingué au département de médecine et au département de méthodologie de recherche en santé (Department of Health Research Methods, Evidence and Impact) de l’Université McMaster, présentera la conférence Osler 2023, intitulée « How evidence-based medicine has – and has not – changed the world ». En prévision de son passage, le Pr Todd Meyers, du Département de sciences sociales en médecine, s’est entretenu avec le Dr Guyatt au sujet de ses travaux précurseurs en médecine fondée sur les données probantes.
Todd Meyers (T. M.) : La grande question est : en quoi consistent les « données probantes » dans « médecine fondée sur les données probantes »? Que tentait de saisir cette approche, à l’époque où elle a été introduite? Cela a-t-il changé au fil des ans?
Gordon Guyatt (G. G.) : Trois principes définissent la médecine fondée sur les données probantes, qu’on appelle aussi médecine factuelle. Premièrement, certaines données probantes sont plus fiables que d’autres. Deuxièmement, les revues systématiques sont essentielles pour prendre des décisions optimales en matière de soins. Sans elles, nos choix demeurent subjectifs, ce qui peut être problématique. Troisièmement, on ne peut prendre de décisions en ne s’appuyant que sur les données probantes. On doit toujours tenir compte des valeurs et des préférences.
Au début, nous savions que certaines données probantes étaient plus fiables que d’autres, mais nous ne disposions pas d’un excellent système décisionnel. Nous n’avons pas souligné l’importance des revues systématiques dans l’article du Journal of the American Medical Association (JAMA) qui a fait tant de bruit1. Les revues systématiques n’étaient pas aussi bien implantées qu’elles le sont aujourd’hui, et nous n’avons fait nulle mention des valeurs ou des préférences. Quelques années plus tard, il y a eu un déclic, et nous avons commencé à en tenir compte. Puis, en 2000, nous avons affirmé clairement que « les données probantes ne permettent jamais de prendre des décisions à elles seules ». Malgré cela, la médecine factuelle continue de se faire critiquer comme si nous ne soulignions pas à gros traits depuis maintenant 23 ans l’importance des valeurs et des préférences.
M. : Quelles sont les origines de l’approche de la médecine factuelle à l’Université McMaster? Les courants intellectuels, des personnalités ou le contexte politique là-bas ont-ils joué un rôle, à l’époque?
G. : Un doctorant en histoire, qui, malheureusement, n’a jamais publié de livre portant sur cette époque à McMaster, a suggéré à la fin des années 1980 que l’autorité du corps médical était remise en question comme jamais auparavant et que, par conséquent, la médecine factuelle était une tentative du corps médical pour réaffirmer son autorité chancelante. Je ne sais pas si c’était vrai. Mais la médecine factuelle a été adoptée remarquablement vite. En quelque sorte, elle arrivait à point nommé.
Je soupçonne que, si on demandait aux étudiants et étudiantes en médecine, ou même à certains ou certaines de mes jeunes collègues, à quand remonte l’émergence de la médecine factuelle, leur réponse serait « autour de 1880 ». Or, c’est une centaine d’années plus tard, autour de 1980, que l’un de mes mentors, Dave Sackett, s’est dit que les cliniciens devraient apprendre à interpréter les méthodes et les résultats cités dans les articles pouvant guider leur pratique. C’était nouveau. Il a commencé à enseigner ce qu’il nommait l’« appréciation critique ». Il s’agissait d’une activité en classe, mais certains d’entre nous ont commencé à appliquer cette méthode à notre pratique clinique courante, ce que Dave appelait « amener l’appréciation clinique au chevet du patient ». C’était une façon profondément différente de pratiquer la médecine. En 1990, je suis devenu directeur du programme de résidence en médecine interne à McMaster et j’avais pour mandat de concrétiser cette façon unique d’exercer la médecine. Mais comment la nommer? J’ai d’abord pensé à « médecine scientifique », mais quand j’ai présenté mon idée à mon département, qui comptait beaucoup de spécialistes des sciences fondamentales, cela a causé un outrage. Ma suggestion suivante, soit la médecine fondée sur les données probantes, ou médecine factuelle (evidence-based medicine, ou EBM, en anglais), a eu un grand succès. En 1991, j’ai publié un article à auteur unique contenant la première mention de la médecine factuelle dans la littérature médicale. Il est passé inaperçu, mais, en 1992, l’article paru dans le JAMA a enraciné l’idée. Deux ans plus tard, j’ai reçu de la documentation publicitaire de l’American College of Physicians, dont les premiers mots étaient : « En cette ère de médecine factuelle… ». C’était extraordinaire! Je ne sais pas si l’historien disait vrai, mais quelque chose dans l’environnement sociopolitique a conduit à cet accueil.
M. : Pourriez-vous nous parler un peu plus de l’incidence de votre article marquant paru dans le JAMA en 1992? Étiez-vous très surpris de sa réception?
G. : Peut-être étions-nous assez arrogants pour ne pas avoir été aussi surpris que nous l’aurions dû. Nous l’étions, c’est sûr, mais avec le recul, je crois que nous aurions dû l’être beaucoup plus. Comme les gens disaient : « Oh! Nous devrions enseigner cela. », la médecine factuelle a très rapidement été intégrée aux programmes de résidence et d’études médicales de premier cycle. Au cours de mes sept années comme directeur du programme de résidence en médecine interne à McMaster, je me suis donné pour objectif de m’assurer que les résidents et résidentes étaient en mesure d’interpréter les méthodes et résultats cités dans les articles de recherche originaux et les revues systématiques et de critiquer ces articles de façon à prendre leurs propres décisions. Mais au bout de sept années, il était évident que ça n’arriverait pas. Peu après la fin de mon mandat comme directeur, nous avons publié un article dans lequel nous affirmions que la médecine factuelle devrait être intégrée au programme d’études, mais qu’il ne faudrait pas s’attendre à ce que les médecins procèdent à l’appréciation critique eux-mêmes. Les médecins doivent comprendre que les données probantes sont de qualité inégale, et savoir reconnaître lorsque la qualité de ces données nous permet de savoir quelque chose avec certitude ou non. Enfin, les apprenants et apprenantes doivent être en mesure de comprendre l’ampleur des bienfaits et des effets indésirables, ainsi que des fardeaux auxquels sont confrontés les patients, afin de participer à une prise de décision partagée avec eux.
M. : Dans vos articles parus dans le JAMA, vous décrivez la médecine factuelle comme un « nouveau paradigme » en médecine. Comme pour tout changement de paradigme, des critiques se font entendre. Selon les commentaires critiques les plus courants de la médecine factuelle, on suggère que la méthodologie de cette approche est trop simpliste et que les essais cliniques présentant eux-mêmes des problèmes, les données qui en sont issues ne sont pas toujours utiles. Je suis curieux de savoir comment ces critiques ont influencé votre façon de penser ou de repenser la médecine factuelle au fil du temps.
G. : À ma connaissance, ces critiques résultent d’une mauvaise lecture de nos écrits. Déjà en 2000, nous avons formulé un principe clé de la médecine factuelle, c’est-à-dire que les données probantes ne permettent jamais de prendre des décisions à elles seules. Or, selon certaines personnes, c’est comme si nous avions dit le contraire. En 2004, nous avons publié un article dans le British Medical Journal2. Nous y avancions que, même si les essais randomisés fournissent, par leur nature, des données probantes de meilleure qualité que les études d’observation, cette affirmation s’accompagne de nombreuses réserves. Il existe des risques de biais, des imprécisions, de l’inconstance, un caractère indirect, des biais de publication. Malgré la randomisation, on peut obtenir des preuves de mauvaise ou de très mauvaise qualité. D’autre part, même si les études d’observation produisent généralement des données probantes de piètre qualité, nous savons qu’une arthroplastie de la hanche est excellente contre l’arthrose de la hanche, que l’insuline est très utile contre l’acidocétose diabétique et qu’une transplantation rénale aide grandement les personnes atteintes d’une insuffisance rénale. Tout cela, sans essais randomisés. Il existe donc des cas où l’on observe des effets importants ou très importants donnant lieu à des données probantes très fiables, et ce, en l’absence d’essais randomisés. La médecine factuelle est devenue une approche beaucoup plus complexe qui reconnaît les limites des essais randomisés et les situations où des études non randomisées peuvent fournir des preuves très fiables. Les critiques avançant que la médecine fondée sur les données probantes ne repose que sur les essais randomisés n’ont pas lu nos écrits depuis 2004, si ce n’est avant.
M. : Selon vous, quelle place tiendra la médecine factuelle dans les soins cliniques et l’éducation en soins de santé?
G. : Il reste du travail à faire. Nous devons faire mieux pour amener les gens à comprendre la notion de certitude associée aux données probantes et l’importance d’analyser l’ampleur des bienfaits et des inconvénients. À cette fin, nous devons améliorer les façons de présenter les données. Nous devons optimiser les lignes directrices de pratique clinique. Nous devons également mieux aider les gens à prendre des décisions partagées de façon efficace.
- Evidence Based Medicine Working Group; Guyatt G, Cairns J, Churchill D, et al. Evidence-Based Medicine Working Group. “Evidence-based medicine. A new approach to teaching the practice of medicine.” JAMA vol. 268,17 (1992): 2420-5. doi:10.1001/jama.1992.03490170092032
- Guyatt G, Cook D, Haynes B. Evidence based medicine has come a long way. BMJ 2004 Oct 30;329(7473):990-1. doi: 10.1136/bmj.329.7473.990.