Des modélisateurs mathématiques mcgillois jonglent avec les données pour cerner le taux de transmission en temps réel et établir des prévisions à court terme

 

 
Par Gillian Woodford

S’il ne manque pas de données sur la COVID-19 au Québec, il n’en demeure pas moins complexe de les utiliser pour faire ce que les spécialistes appellent une « veille épidémiologique », et orienter par le fait même la prise de décision en santé publique. La communication des données est en mutation quasi constante depuis le début de la pandémie, les changements de critères et de priorités compliquant les analyses. Rien pour ébranler l’équipe du professeur adjoint Mathieu Maheu-Giroux, du Département d’épidémiologie, de biostatistique et de santé au travail : grâce au soutien du Programme de financement d’urgence de la recherche sur la COVID-19 de MI4, le groupe a décidé de s’attaquer au problème et d’élaborer un modèle mathématique capable d’utiliser ces données pour générer des prévisions sur la situation à venir.

« Notre principal objectif est de donner un sens aux données de surveillance dont nous disposons pour essayer de suivre le taux de transmission en temps quasi réel. À partir de là, on peut prévoir le nombre de cas, d’hospitalisations et de décès susceptibles de survenir dans les jours ou les semaines qui suivent », explique le Pr Maheu-Giroux, dont l’équipe est l’une des 16 à avoir été sélectionnées lors de la première ronde de l’initiative de financement de MI4.

En se basant sur les données fournies par l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) et l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) du ministère de la Santé et des Services sociaux, l’équipe – qui, outre le Pr Maheu-Giroux, est composée du Dr David Buckeridge, professeur titulaire et spécialiste de la surveillance, de la professeure agrégée Alexandra Schmidt, statisticienne, de la professeure agrégée Nicole Basta, épidémiologiste, et de la professeure adjointe Dimitra Panagiotoglou, chercheuse sur la santé des populations, tous collègues au Département d’épidémiologie, de biostatistique et de santé au travail – a mis au point un outil de modélisation de A à Z et fournit déjà au gouvernement des mises à jour quotidiennes.

D’autres mesures sont également utilisées par l’équipe, dont les données sur l’achalandage du métro fournies par la Société de transport de Montréal (STM) et les rapports sur la mobilité des populations de Google (qui se basent sur la géolocalisation des cellulaires pour déterminer la fréquence à laquelle les gens se rendent dans des commerces ou des parcs, par exemple, ou restent chez eux). À partir de ces mesures, les membres de l’équipe procèdent à une validation croisée des conclusions issues de leur modélisation quant à l’effet de certaines interventions sur le taux de transmission du virus. « Par exemple, si on observe une forte baisse de la transmission, on va chercher à déterminer si elle découle d’un changement substantiel qui s’est produit partout, ou plutôt d’une variation passagère des données de surveillance liée à une modification du système de communication de données », explique le Pr Maheu-Giroux.

 

Des bonnes et des mauvaises nouvelles

Jusqu’à présent, les modélisateurs font des observations positives, d’autres moins. « Les mesures de distanciation sociale ont entraîné une diminution importante du taux de reproduction du virus », soutient le chercheur. « Mais les résultats obtenus ne sont pas égaux partout dans la province, et dans certains milieux très vulnérables, comme les CHSLD, des éclosions dévastatrices sont survenues. Ces établissements sont vraiment surreprésentés dans le nombre de décès. » Le Pr Maheu-Giroux est également troublé par la récente hausse de cas observés chez les travailleurs de la santé, laquelle pourrait accroître encore davantage la pression exercée sur le système de santé.

Selon les dernières données de l’équipe, publiées par l’INESSS et l’INSPQ le 25 avril, la baisse du taux de transmission s’est traduite par une stabilisation relative des nouvelles hospitalisations au Québec. L’équipe prévoit à court terme que si la tendance se maintient, le nombre d’hospitalisations pourrait continuer d’augmenter dans les quatre prochaines semaines à Montréal, à Laval et dans les régions environnantes. Fait encourageant, elle indique qu’il existe une marge de manœuvre pour permettre la reprise prudente de certaines activités cliniques dans les régions où la situation s’est stabilisée.

Pour établir des projections plus lointaines, l’équipe collabore avec le groupe du professeur Marc Brisson, de l’Université Laval, qui se concentre sur des données à plus long terme et sur des scénarios hypothétiques. Le Pr Maheu-Giroux s’aventure à dire que selon lui, la pandémie n’est pas près de disparaître. Il précise que la réouverture des écoles et de certains secteurs de l’économie, ce que le gouvernement a commencé à planifier, entraînera immanquablement une hausse de la transmission du virus. Dans quelle mesure? On l’ignore. « Pour réussir à juguler la pandémie, nous allons devoir remplacer la diminution des contacts entre les personnes par une autre forme d’intervention », indique-t-il. « Si on fait beaucoup de tests, qu’on fait un suivi des contacts et qu’on isole les personnes atteintes, peut-être que ça suffira à éviter une crise majeure dans le système de santé. »

 

Sur le terrain

Le Pr Maheu-Giroux est le premier à dire que les observations issues d’un outil de modélisation doivent être interprétées avec prudence. « Il faut être très critique quand on a recours à la modélisation, parce qu’elle est basée sur une foule de suppositions. Parfois, elle repose sur des données qui ne sont pas aussi fiables qu’on le voudrait », souligne-t-il, en précisant qu’il est normal que les données ne soient pas parfaites dans une période de crise comme celle que l’on vit en ce moment. « J’espère que le gouvernement tiendra compte de nos résultats dans sa prise de décision, mais ces résultats ne représentent qu’une partie de l’analyse; ils ne remplacent pas le travail des épidémiologistes de terrain, ceux qui sont sur place pour prendre des mesures, recueillir des observations directes et assurer le suivi des contacts. »

Avant la pandémie, Mathieu Maheu-Giroux travaillait à la modélisation du VIH et d’autres maladies infectieuses comme l’hépatite C. Au départ, s’il a décidé de se lancer dans la recherche sur la COVID-19, c’était pour satisfaire sa propre curiosité au sujet des taux de transmission du virus : avant même que MI4 fasse son appel de propositions, il étudiait le sujet de manière informelle avec ses collègues. Il jugeait également important de mettre l’épaule à la roue parce qu’il n’y a pas tant de modélisateurs mathématiques au Québec qui travaillent en santé des populations. Il fait maintenant partie d’un groupe de travail sur la modélisation mis sur pied par l’Agence de la santé publique du Canada pour transmettre des données sur la COVID-19 et évaluer comment réagir aux priorités.

Le chercheur admet que l’ampleur de la pandémie l’a pris de court. « On a toujours su qu’une pandémie surviendrait à un moment donné », affirme-t-il. « Mais je mentirais si je disais que je n’ai pas été surpris par la vitesse à laquelle elle s’est propagée. J’avais peut-être une idée préconçue à cause du SRAS et du SRMO, mais j’aurais cru qu’on réussirait mieux à contenir le virus au départ. »

 

 

Le 30 avril 2020